Disparaître de soi?

La tâche d'être soi est une formulation empruntée à David Le Breton dans "Disparaître de soi, Une tentation contemporaine", Editions Métaillé, 2015, p.33 qui se réfère au sens de répondre comme en écho (du moins, je le suppose) à "la fatigue d'être soi, Dépression et société" d'Alain Ehrenberg publié chez Odile Jacob en 1998.

Quand l'homme est las d'être soi et qu'il se mue hors des mouvements sociaux, à l'abri du lien à l'autre, cet homme peut-il accéder de nouveau à lui-même ? Après ce moment où l'effacement lui fut nécessaire, se peut-il que cet homme puisse vivre à nouveau?

Faire le vide en soi, se dépouiller de ce qui nous apparaît en trop, larguer les amarres et s'abandonner sont parfois nécessaires à toute renaissance de soi. Mais ces passages, qui appellent un dénuement révélant une forme de paradoxalité essentielle (parfois aux limites), ne sont possibles que sous contrôle, même à minima, de soi. En cela, ils relèvent plus de la dépressivité tel "un brouillard qui recouvre les objets, les masque et les confond, puis petit à petit se lève et permet de découvrir un paysage à nouveau vivant et intense." (D.W. Winnicott, 1963). En ce sens, ces transitions, comme autant de pauses psychiques et physiques, sont ces moments clefs vécus par exemple à l'adolescence, qui peuvent être considérés comme appartenant aux processus maturatifs non pathologiques : c'est-à-dire à des moments féconds. Dans la crise, même à l'extrême, ces moments peuvent être des rebonds de soi.

Toutefois ces remaniements, qui peuvent s'opérer à tous les âges de la vie, échouent parfois à maturer et à se muer en processus de vie c'est-à-dire en un processus qui favorise une intégration en soi de nos perceptions, affects, pensées et souvenirs et qui permet de valoriser et de donner du sens, un sens nouveau tel un nouveau chemin, à notre rapport au monde : à la vie. C'est là que dépressivité (dépression productive) et dépression (non productive) sont à différencier. Dans le premier cas, la dépressivité est nécessaire pour muer. Dans le cas de la dépression et notamment la dépression sévère, celle-ci s'apparente à une marche funèbre qui peut conduire à la mort.

Dépression, burn out, burn out sévère : alors que des symptômes existent qui montrent l'épuisement (1), la dissociation du corps et de la psyché (là aussi) empêche d'entendre, de ressentir, de s'arrêter. Engagement, sur engagement, acharnement et effondrement : quel espace pour soi dans ce monde d'hyper communication? Réquisition de présence, injonction à répondre...L'expérience de la séparation et notamment de la séparation psychique, existe-t-elle encore dans notre monde hyper communiquant?

"L'expérience majeure de la modernité est celle de l'accélération" nous livre Hartmut Rosa (2). Nous le vivons tous chaque jour : dans notre société tout est toujours plus rapide. Ce ne sont pas que les processus de rationalisation ou d'individualisation qui explique l'hyper modernité de notre monde contemporain, mais c'est aussi le temps et son accélération. L'accélération du temps et avec elle l'accélération sociale permet de penser l'accélération technique notamment des transports, de la communication, etc. et l'accélération du changement social c'est-à-dire des styles de vie, des structures familiales, des affiliations politiques et religieuses et l'accélération du rythme de vie se manifestant par une expérience de stress et de manque de temps. Hyper saturation de cette accélération conjuguée au point de menacer le projet même de la modernité : "dissolution des attentes et des identités, sentiment d'impuissance, détemporalisation de l'histoire et de la vie" etc. La désynchronisation des évolutions socioéconomiques et la dissolution de l'action politique font ainsi peser une menace très grave, autodestructrice, sur la possibilité même du progrès social chère à la modernité.

(1) Nelly Pons, Le grand épuisement, Actes Sud, 2025

(2) Hartmut ROSA, "Accélération, une critique sociale du temps" , éd La Découverte, 2010 et encore "Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité sociale, éd. La Découverte Poche, Sciences Humaines et Sociales, 2014